Papier, encre et impression typographique

Judith Poirier et Camille Ouellet ont établi la structure du livre de spécimen en cours. Il sera composé de neuf sections, soit huit suites cumulatives de morceaux servant de base pour la composition de mots, suivies en fin d’ouvrage de l’ensemble des signes de l’alphabet latin et du syllabaire inuktitut en trois tailles.

Après avoir testé des encres noire, rouge, blanche et argent sur différents types de papier, elles ont commencé le travail d’impression sur la presse typographique. Le format du livre est de 12,25 x 18,5 po et sera composé d’une combinaison de papier blanc aux finis vélin, lisse, glacé et translucide, en référence à différents états de la neige ou de la glace. Cette idée tire son origine de la traduction littérale du mot « sikutsajaq », le mot pour « papier » en inuktitut, qui signifie
« mince couche de glace. »

Ces premières pages imprimées sur papier noir constituent l’inventaire des morceaux de la police modulaire et serviront de marqueurs pour chacune des sections. Ce travail plus systématique a donné de belles compositions abstraites, qui contrasteront avec les pages de mots à venir. L’encre argentée sur fond noir apporte une variété de textures qui peuvent évoquer la lumière de la lune des longues nuits d’hiver, des effets du vent ou encore des reflets sur l’eau. Cette première étape nous a permis de tester chacun des 960 morceaux et d’en enlever les fines lignes de bois résiduels résultant de la découpe au laser.

Les huit pages de chacune des suites se sont révélées plus laborieuses à imprimer que prévu, car elles comportent des petits chiffres en plomb (Futura 10 pt) qui identifient chacune des 85 pièces en bois. Comme l’encrage est exécuté à la main, il est plus difficile d’obtenir un rendu régulier avec un mélange de plomb et de bois, particulièrement quand les éléments sont dispersés sur la page. Une nouvelle partenaire s’est jointe à l’équipe, soit Cécile Tousignant, étudiante en design graphique, qui assiste Judith pour cette étape de composition et d’impression typographique.

L’inventaire de toutes les options de composition pour chaque morceau terminé, nous pouvons maintenant déterminer les suites de signes et amorcer la rédaction des mots en français, en anglais et en inuktitut (syllabique ou alphabétique). Ces mots viseront à montrer chacun des signes tout en donnant un aperçu du vocabulaire actuellement utilisé à Ivujivik. Chris Mauro, étudiant en linguistique ayant contribué à la recherche de mots en inuktitut pour les premières suites, a dû quitter le projet pour rejoindre le marché du travail. La rédaction poursuit son cours avec Nelly Duvicq, Thomassie Mangiok et Patrice Viau.

Latitude s’expose à Nantes

Notre police Latitude est présentée dans le cadre de «Grands mots – grands moyens», une exposition sur l’utilisation des caractères typographiques en bois d’hier à aujourd’hui, qui se tient jusqu’au
30 avril au Musée de l’imprimerie de Nantes. En l’intégrant au volet de l’exhibition portant sur la résurgence de cette technique dans la production contemporaine, cela permet de montrer les possibilités graphiques de notre système modulaire auprès d’un plus grand public.

La recherche de Judith Poirier sur les caractères en bois de la fin du XIXe siècle et du début du XXe a également servi à réaliser le court métrage Setting West (2015), aussi projeté dans le cadre cette exposition. Il s’agit d’un western expérimental composé à partir de caractères de bois, de bordures décoratives et de clichés de «cowboys et d’Indiens», imprimés directement sur pellicule 35mm avec une presse typographique. Cette même technique, avec laquelle Judith a produit deux autres films, pourrait éventuellement servir le projet Latitude si nos actuels tests d’impression se révèlent intéressants. L’idée de ce film d’animation serait de générer un mouvement abstrait à partir des signes syllabiques et alphabétiques, produisant ainsi un rythme visuel et sonore inattendu.

En attendant, cette exposition à Nantes est une belle vitrine pour montrer le potentiel de la police modulaire et susciter la curiosité quant au livre de spécimens à venir.

Rencontre Nord-Sud

L’ensemble de l’équipe Latitude a tenu une première séance de travail avec leurs collaborateurs d’Ivujivik, soit Nelly Duvicq, docteure en études littéraires et spécialiste de la littérature inuite du Nunavik, et Thomassie Mangiok, graphiste impliqué dans l’éducation des jeunes Nunavimmiut. Ces derniers participeront au jeu de la rédaction tout en prodiguant leurs conseils afin d’éviter les faux-pas colonialistes ou l’utilisation inappropriée de l’inuktitut. Notre livre de spécimens permettra non seulement de mettre en commun des expertises disciplinaires variées, mais également d’établir un dialogue culturel entre Montréal et Ivujivik.

Nous avons discuté du projet de la Fraternité des Inuits du Canada (Inuit Tapiriit Kanatami) qui, depuis 2012, a mis sur pied l’Atausiq Inuktut Titirausiq, un groupe de travail cherchant une écriture unifiée de l’inuktitut. Cela permettrait de favoriser l’apprentissage de la langue ainsi que les communications entre les Inuits des quatre grandes régions du nord canadien (la région inuvialuit, le Nunavut, le Nunavik et le Nunatsiavut). Pour le moment, le syllabaire inuit demeure grandement utilisé au Nunavik. Si l’alphabet latin était choisi par l’ensemble des communautés inuites du Québec, cela faciliterait l’enseignement aux élèves qui doivent passer d’un système à l’autre. Au Nunavik le nombre d’heures d’enseignement en inuktitut diminue drastiquement à partir de la 3e année au profit d’un enseignement en langue seconde, français ou anglais (au choix des parents). Par contre, d’autres enjeux doivent être pris en compte dans ce débat, notamment l’attachement culturel au syllabaire inuktitut et le fait que ce dernier accélère la lecture des mots inuits, souvent très longs.

Actuellement, Judith et Camille inventorient toutes les pièces du système et leur potentiel de composition de caractères dans un document qui deviendra un outil de travail essentiel pour la suite du projet. Le concept choisi pour générer le contenu du livre consiste à présenter l’inventaire des morceaux par une suite de séquences, déterminées par le nombre de pièces produites (entre 4 et 30 exemplaires pour chaque morceau). Ce procédé aléatoire, qui cumulera au fil des pages l’ensemble des signes possibles, servira à composer des mots en inuktitut (syllabaire et alphabet), en français et en anglais, qui reflèteront la réalité du Nunavik.

Les deux designers ont pu poser des questions sur certains signes à Thomassie concernant les doubles voyelles. Ainsi, les 14 signes de la rangée des « ai » du syllabaire ne sont jamais ponctués par un point diacritique annonçant une double voyelle, alors que ceux des rangées « i », « u » et « a » le sont. Thomassie a également pu nous confirmer quels signes diacritiques sont utilisés au Nunavik et donner son aval à certains signes plus stylisés, dont celui représentant le son « ngng », qu’il trouvait esthétiquement intéressant et tout à fait lisible.

L’équipe de rédaction est donc en attente de l’inventaire complet qui déterminera les suites de morceaux et, par conséquent, les signes qui serviront à générer des mots sous forme d’anagrammes. Ce jeu d’écriture dans la contrainte permettra de dresser un échantillonnage de mots représentatifs du Nunavik actuel.

Latitude : démarrage du livre de spécimens

 

Après un an et demi de pause, le projet de police modulaire est de nouveau sur les rails. Cette période a permis de trouver le financement et de rassembler une équipe interdisciplinaire composée de Christophe Mauro (linguistique), Camille Ouellet-Morissette (design graphique) et Patrice Viau (études littéraires). Entretemps, la police a été numérisée par le dessinateur de caractères Étienne Aubert Bonn, ce qui facilitera le travail pour les esquisses à venir. Cette version numérique comprend les signes en trois tailles (12, 20 et 28 pica), incluant une variante aux pièces numérotées et une version avec les 85 morceaux individuels. Pour s’arrimer à la composition sur presse, l’interlignage est déterminé en 12 pica et les espacements ont été calculés en fonction des fournitures de bois et de plomb.

Étienne, cofondateur de la fonderie typographique Coppers and Brasses, a déjà de l’expérience avec le syllabaire inuktitut. En 2013, il avait conçu la police Nurraq pour son projet de maîtrise à la KABK’s Type and Media, aux Pays-Bas. De plus, il vient de terminer, pour la Commission scolaire Kativik, Ilisarniq, une police de caractères en cinq graisses créée afin de faciliter l’apprentissage de l’inuktitut aux élèves du Nunavik.

À l’automne 2017, l’équipe a tenu plusieurs rencontres afin de faire connaissance et mettre ses ressources en commun. Les échanges ont permis d’améliorer leur compréhension de la culture inuite, notamment sur l’inuktitut et la perspective inuite du langage. En plus de rassembler de la documentation et divers outils linguistiques, certains ont entrepris des cours d’inuktitut offerts à l’Institut Avataq par Georges Filotas.

Cette immersion dans la culture et la langue inuite vise à produire un livre de spécimens avec la police Latitude. Après avoir envisagé divers concepts quant au contenu, l’équipe a décidé de revenir à l’intention originale, soit de chercher des mots en anglais, en français ou en inuktitut qui se sont transmis et métamorphosés d’une langue à une autre. Elle désire aussi explorer les possibilités de l’anagramme pour ajouter une perspective ludique à l’ouvrage qui en découlera.

Une archive matérielle de La chose imprimée

Poursuivant le travail de conception de l’ouvrage sur le thème de l’espace, Judith Poirier et Julien Hébert en ont déterminé le design et les paramètres de réalisation. Le financement du projet étant terminé, le budget ne permet qu’un tirage très limité, éliminant l’option de l’impression offset. L’ouvrage existera seulement sous la forme d’un livre, car le procédé d’impression numérique ne permet pas de produire les 8 grandes feuilles de presse (23 x 35 pouces) projetées. Chacune de ces feuilles comportait 32 pages du livre non rognées. En plus des différentes options de pliage, le lecteur pouvait s’y orienter à l’aide des trois listes d’articles en marge, classés par thèmes, dates ou catégories.

Cette version du projet étant écartée, l’option d’exploiter différents trajets de lecture avec des onglets européens, communément appelés les
« trous de pouce », a refait surface. M. Serge Martel, président de RSP Reliure à Saint-Hubert, a accepté de réaliser ce travail malgré la fermeture imminente de son entreprise. Nous avons opté pour deux tailles d’onglets (16 et 20 mm), le plus petit permettant d’esquiver un seul cahier alors que le grand traverse les sept premiers cahiers pour mener directement aux réalisations du projet.

En termes de design, le livre comprend plusieurs renvois à l’espace Web. La 1re et la 4e de couverture présente la grille ayant servi à la mise en page du livre, reprenant ainsi la trame visuelle du site Web. Nous avons aussi choisi de commencer le livre directement par l’introduction, sans pages liminaires, comme lorsqu’on entre dans le site Web. Quant au sommaire, il chevauche l’arrière et le dos du livre, obligeant le lecteur à manipuler l’objet pour le consulter. Une jaquette grise photocopiée sur papier cartonné Domtar chez Repro-UQAM a été fixée de façon manuelle au dos des 12 exemplaires.

Vu le petit tirage du livre, nous avions envie d’explorer le nouveau phénomène d’impression sur demande. Nous avons donc réalisé une première épreuve avec Blurb, un fournisseur américain très populaire. Nous avons été impressionnés par la qualité de reproduction des images. Par contre, nous étions contraints à avoir une couverture laminée, des formats prédéterminés et un code-barres imposé sur la dernière page du livre et la 4e de couverture. Nous perdions ainsi l’espace prévu pour le colophon et l’esthétique de ces éléments ne nous plaisait pas du tout. Cet exemplaire, que nous avons recoupé au format souhaité, a toutefois permis d’ajuster notre marge intérieure, qui était trop étroite pour une reliure à dos carré collée. Cela nous obligeait à dévier légèrement du format Kindle, mais évitait que l’on doive forcer l’ouverture du livre pour le lire.

Pour le tirage final de 12 copies, nous avons rencontré Simon Dulac, directeur de Rapido Livres Books, une entreprise récemment installée à Montréal. Cet imprimeur utilise la presse Indigo chez Quadriscan qui a servi à imprimer notre ouvrage Colorimétrie. Il offre également la colle souple et très résistante PUR, que nous avions découverte chez Multi-Reliure en 2012. Contrairement à Blurb, Rapido Livres Books nous proposait de produire le livre au format de notre choix, avec une couverture non laminée et sans code-barres. Par contre, le papier Lynx étant légèrement plus grisé que celui offert chez Blurb, l’effet général des couleurs dans les images est un peu moins lumineux.

Nous voulions terminer le livre à temps pour le soumettre au concours annuel de la Société Alcuin pour l’excellence de la conception graphique du livre au Canada. Ce sprint final en aura valu la peine, car nous avons reçu une mention honorable dans la catégorie Éditions à tirage limité, ce qui nous assure une entrée au concours du plus beau livre du monde à Leipzig en 2017. Cet ouvrage vient clore l’aventure exceptionnelle qu’a été La chose imprimée durant les quatre années qui se sont écoulées depuis sa formation. À travers ce retour sur notre expérience, un recul s’impose et une réflexion a été amorcée pour imaginer une suite possible à ce projet.

Lancement à la librairie Formats

Le jeudi 2 octobre, nous avons été accueillis par la librairie Formats pour souligner l’aboutissement du projet La lecture des signes abstraits, une exploration visuelle. Ce lancement fut l’occasion de rassembler des amis et des collaborateurs de La chose imprimée en compagnie de l’auteure, Joséane Beaulieu-April, et du designer-artiste, Guillaume Lépine.

Guillaume avait apporté, pour l’occasion, des carnets d’esquisses et une vingtaine de planches originales. Disposées sur une table au centre de la librairie, ces explorations formelles ont permis d’exposer sa démarche et de montrer des ensembles de signes qui n’avaient pas été sélectionnés pour la publication, offrant ainsi de nouvelles pistes de lecture du processus.

Une cinquantaine de personnes se sont présentées à l’événement, qui fut l’occasion d’échanger sur la lecture et l’interprétation de signes abstraits, ainsi que sur le travail d’édition en général. Cette publication conclut un des volets du thème « La mécanique de la lecture et la lisibilité », une recherche que nous aimerions poursuivre dans le futur pour explorer d’autres facettes de ce phénomène complexe qu’est le déchiffrage d’un texte.

Une exploration visuelle mise en livre

Nous entamons présentement la production de notre livre sur le thème de la lisibilité, qui a pour titre La lecture des signes abstraits : une exploration visuelle. Alexis Coutu-Marion, de l’atelier Charmant & Courtois, s’est chargé de l’impression sur risographe. Nous avions réparti les 24 pages de manière à rassembler sur une même feuille de presse les signes de mêmes couleurs. Sur les 6 feuilles de format tabloïd à imprimer, trois ne comportaient qu’une seule couleur (deux en noir, une en bleu), alors que les trois autres combinaient plusieurs teintes : une en rouge et bleu, une en rouge, bleu et noir et enfin, une en quatre couleurs : jaune, rouge, bleu et noir. Cette dernière a apporté plus de défis en termes de repérage, car l’impression par couches de couleur engendre un décalage entre chacune d’entre elles.

Les pages intérieures ont été imprimées sur du Rolland Opaque Lightweight (70M), un papier ultramince qui combine un poids de base ultra léger (51 g/m2) et une bonne opacité. Nous avons été surpris de constater que le risographe supporte un papier aussi fin sans qu’il y ait trop de bourrages, car seulement quelques-unes sont sorties froissées. C’est Valérie Cusson, adjointe marketing des entreprises Rolland, qui nous a fait découvrir ce papier qui permet de réduire tant la masse d’un imprimé que son épaisseur. Fabriqué par le moulin Rolland à partir d’énergie biogaz, certifié FSC et ÉcoLogo, le Rolland Opaque contient 30% de fibres postconsommation désencrées sans chlore, ce qui minimise son empreinte écologique. Pour ce qui est du papier de la couverture, nous avons choisi le Rolland Opaque 200M, dont nous aimons beaucoup le fini lisse. Il n’est cependant pas idéal pour ce type d’impression où l’encre est mieux absorbée par un fini vélin. Nous avons donc gardé la densité de l’encre assez basse tout au long du processus pour qu’elle sèche sans tacher l’arrière des feuilles.

Fondée en 1882 par Jean-Baptiste Rolland, La Compagnie de papiers Rolland est la première initiative de fabrication de papiers fins au Canada. L’usine des débuts doit composer avec des moyens modestes, sans électricité ni téléphone, le transport des matières premières se faisant par train et à cheval. Son papier Superfine Linen Record Bond, qu’elle fabrique encore aujourd’hui, gagne en 1885 la médaille d’or à l’Exposition universelle d’Anvers en Belgique, puis se mérite de nouveaux prix aux expositions de Chicago en 1893 et de Paris en 1900. Une seconde manufacture située dans les environs de Sainte-Adèle est construite en 1902 pour répondre à la demande croissante de papiers fins. On y produira, après la guerre, un papier de couleur à base de fibres de bois, le Rockland, très populaire jusqu’à septembre 2008, où on a cessé de le fabriquer en raison de l’effritement des différentes utilisations qui en étaient faites. L’entreprise est vendue à Cascades en 1992, amorçant un important virage écologique, notamment par l’alimentation au biogaz. C’est le Rolland Enviro100, fabriqué à partir de 2004, qui a assuré un avenir à l’usine grâce à la conscientisation des entreprises, des gouvernements et des organismes qui ont fait le choix du papier 100% recyclé pour leurs publications. Le 1er juillet 2014, elle est revendue par Cascades et reprend le nom de Rolland, représentant la tradition du papier fin recyclé au Québec.

Une fois les pages intérieures du livre imprimées, Alexa Meffe et Guillaume Lépine ont procédé au pliage et à l’assemblage des feuillets pour les 150 exemplaires. Le texte d’introduction à la lecture des signes abstraits, écrit par Joséane Beaulieu-April, a été imprimé chez Repro-UQAM avec l’imprimante Kodak Digimaster HD, qui assure une meilleure précision et donne un fini mat au texte. Vu son emplacement sur les 2e et 3e de couverture, la lecture est interrompue par les planches de signes abstraits qui occupent l’entièreté des pages intérieures. Pour ce qui est de la reliure, l’option de coudre ou d’agrafer les feuillets a été considérée, mais nous avons privilégié l’idée d’un fil attachant les cahiers à la couverture, sans faire de trous dans le papier. Ainsi, le lecteur sera libre de défaire le livre en feuilles séparées ou de le garder intact selon sa préférence.

Cartographier le livre

C’est dans l’essai « Rhizome », de Gilles Deleuze et Félix Guattari, que nous avons puisé les premières pistes pour aborder le troisième thème du projet, l’espace du livre & la manipulation. Les auteurs y établissent une définition du livre dans son rapport au dehors, au monde, plutôt que comme unité fermée sur elle-même. L’objet imprimé y est pensé en tant que territoire à arpenter, à cartographier, non pas en allant d’un point à un autre, mais en y dérivant par diverses lignes de fuite. Un livre fait de plateaux, écrivent-ils, ne suivrait pas une structure linéaire : sans début ni fin, il serait appréhendé par le milieu. Telle une carte, il se déploierait sur plusieurs plans. On pourrait y entrer à différents endroits, l’interpréter de toutes les manières. Que penser d’un livre qui tiendrait sur une seule page, pliable, démontable ?

Cette conception d’un livre en constante métamorphose, en devenir, rejoint celle de l’espace web, dont la forme est essentiellement modulable. Dans l’article « Figure du livre : le livre en hypermédia », paru sur le site du NT2 (Laboratoire de recherches sur les œuvres hypermédiatiques), Sandra Dubé avance que le livre à l’écran implique une « lecture en réseau », nécessairement fragmentaire puisqu’elle se limite au trajet emprunté par l’utilisateur. Contrairement au livre imprimé, objet clos dont la forme suggère une lecture continue, l’œuvre hypertextuelle est un espace ouvert redéfini au gré des parcours et des manipulations. L’essai d’Alessandro Ludovico, Post-Digital Print : The Mutation of Publishing since 1894, identifie quant à lui le lien hypertexte comme un signe distinctif de la navigation web. Si la toile est conçue, dans sa nomenclature, comme une « carte » où l’on « navigue », c’est qu’il est possible de s’y orienter à partir de plusieurs points, d’y suivre différents trajets. Cette expérience de lecture aurait pour pendant imprimé le magazine, dont l’on peut lire les articles dans un ordre indéterminé.

Notre projet étant de transposer notre site web en livre, nous nous engageons dans une démarche inversée, puisqu’il s’agit ici d’incarner l’espace virtuel dans une forme imprimée. L’intention est de conserver une archive matérielle de notre processus de recherche et de création, mais aussi de réfléchir à ces deux supports. Qu’ont-ils de spécifique, et comment peuvent-ils être réunis ? La reprise d’un média par un autre, que l’on nomme remédiatisation, a été réfléchie par David Jay Bolter et Richard Grusin dans Remediation : Understanding New Media (1999). Selon cette théorie, le média original ne peut être entièrement effacé, et le nouveau reste, d’une manière ou d’une autre, dépendant de l’ancien. Nous cherchons donc à incarner cette hybridation, à traduire le mode d’exploration propre au site web dans la matérialité du livre.

Ayant entamé avec Julien Hébert le design du projet, nous avons envisagé deux formes différentes que pourrait prendre l’ouvrage. L’une serait un bloc de papier relié, qui prendrait les mêmes dimensions que la tablette Kindle (4,5 x 6,5 pouces), en référence au livre électronique le plus populaire sur le marché. Quant à la structure de navigation, au départ, l’idée était de s’y orienter à l’aide de trous de pouce, ce qui renvoie aux codes de l’encyclopédie. Dans la même veine, Stéfanie Vermeesh, qui a travaillé à ce projet l’automne dernier, explorait aussi l’idée d’imprimer de l’information sur la tranche du livre ou de plier le coin supérieur droit de la couverture, un geste qui rappelle les habitudes de lecture et l’icône d’un fichier texte.

L’autre forme considérée serait l’ensemble des grandes feuilles de presse de ce même bloc, c’est-à-dire ses cahiers non reliés. Une fois dépliées, ces pages en imposition se trouvent dans un ordre qui est loin d’être linéaire, ce qui rend plus complexe la lecture et la manipulation de l’ouvrage. Ce désordre incite à jouer avec plusieurs types de pliages et à créer ainsi différentes associations de texte et d’images. De plus, le texte étant disposé tête-bêche, il est possible d’y faire une lecture à deux, en se positionnant de chaque côté de la grande feuille, renvoyant à une expérience collective du livre. Cette idée s’inspire de l’histoire de l’imprimé, où les dimensions se sont peu à peu réduites, allant de l’in-folio (un pli) à l’in-quarto (deux plis), puis à l’in-octavo (trois plis), etc. Ce passage progressif d’un grand à un petit format illustre la transition du livre, d’abord conçu pour être lu à voix haute dans une expérience collective, vers l’objet privé dont la lecture se déroule de façon individuelle. Le web, en tant qu’espace commun, marque un retour symbolique à ce livre de grand format initial, que nous traduisons en grande feuille dépliée, à l’image d’une carte.

Ce concept, qui nécessite un grand format de papier, nous mène vers la presse offset, car le format maximal de l’impression numérique est de plus ou moins 12 x 18 pouces. Cela nous force à réfléchir aux coûts de production de ce projet car nous entrevoyions initialement un petit nombre d’exemplaires. Nous continuons d’explorer ces pistes de création et d’apprivoiser leur possibilité de réalisation avant de fixer les paramètres de l’objet final.

La chose imprimée au Centre de design

L’événement La chose imprimée au Centre de design, qui s’est déroulé du 22 au 25 janvier dernier, s’est avéré une expérience très riche en échanges et en réflexions. Elle a été l’occasion de réunir plusieurs acteurs du milieu du livre indépendant, partageant une passion et une vision similaires, pour discuter de sa conception et de sa diffusion actuelles.

Lors de la soirée d’ouverture, plus de 270 personnes se sont présentées pour visiter l’exposition et la foire du livre, dans le contexte du lancement de Résidus visuels. Judith Poirier a présenté le projet de La chose imprimée, ses différentes réalisations et ses travaux en cours. En complément, le visiteur était invité à suivre les étapes du projet sur des affiches grand format, qui regroupaient par thèmes les articles et les photos de notre site web.

Les trois librairies invitées pour la foire du livre (Formats, New Distribution House et la librairie du CCA) présentaient les publications de leur catalogue, créant une vitrine variée sur l’édition indépendante et le livre d’artiste. Claudia Eve Beauchesne, qui coordonnait la foire, affirme avoir été touchée par l’esprit de collaboration entre les trois distributeurs. La foire a permis de montrer que les livres autopubliés bénéficiaient d’une plateforme de diffusion dynamique et ouverte à la nouveauté, donnant même à plusieurs l’envie d’appuyer ou de se lancer dans la création d’ouvrages imprimés indépendants.

L’événement a également permis de rendre publique l’approche particulière de l’histoire du livre conceptuel élaborée par Angela Grauerholz et Judith Poirier dans le programme de design graphique de l’UQAM. Elles avaient réuni une collection impressionnante d’ouvrages ayant marqué l’histoire du design d’auteur, que l’on pouvait observer et feuilleter. Parallèlement, une frise chronologique présentait une synthèse de l’évolution de cette démarche, de Un coup de dés de Mallarmé jusqu’à aujourd’hui. On pouvait y lire des citations significatives sur la notion d’auteur et le livre comme espace de création, provenant d’écrivains et de designers éminents, tels que Roland Barthes, Ulises Carriòn, Irma Boom, Marshall McLuhan et Rick Paynor. Ce volet, unique dans sa visée et sa perspective, a soulevé un vif intérêt chez les visiteurs.

Depuis 2001, Judith Poirier et Angela Grauerholz donnent aux élèves du cours Typographisme : illustration le défi de réaliser individuellement un livre imprimé réunissant tous les paramètres de design (typographie, mise en page, procédés d’impression, reliure). La sélection de livres conçus par les étudiants des dernières années a été un point fort de l’exposition. C’est dans le cadre de ce cours que 24 étudiants avaient à produire, durant ces trois jours intensifs, un livre collectif portant sur le thème de l’hiver en utilisant la fonte modulaire et la presse typographique de La chose imprimée. Le recueil final aborde différentes facettes de l’hiver québécois, notamment son incarnation dans la culture, la langue, les pratiques et l’imaginaire. Le cours donné à cette occasion par Georges Filotas a permis de faire connaître les rudiments de l’inuktitut et d’apprivoiser la culture inuite à travers un court récit de son expérience au Nunavik. On y a appris que cette langue est agglutinante et polysynthétique, c’est-à-dire que chaque mot est composé de nombreux morphèmes venant s’ajouter à sa racine pour en raffiner le sens.

La journée d’étude, qui clôturait l’événement, a attiré plus de 130 personnes de plusieurs disciplines (arts visuels, design et littérature), provenant des milieux professionnel et académique. Les conférenciers et les participants aux tables rondes avaient en commun une pratique en marge des cadres habituels de l’édition. Dans cette optique, la conception du livre devient alors une démarche hybride, où les rôles se mélangent, l’auteur étant aussi designer, artiste, éditeur. Les discussions ont permis de mettre en lumière la connexion actuelle entre les domaines de l’édition, de la diffusion et de la collection, qui, avec l’arrivée des nouveaux médias, tendent à se confondre. Si le développement des nouvelles technologies entraînera inévitablement sa transformation, le livre imprimé n’est pas près de disparaître, ont conclu les participants, particulièrement si sa matérialité est réfléchie. Il s’est dégagé de la journée d’étude que cette réflexion sur le livre conceptuel et le livre d’artiste était une nécessité dans le milieu, et elle s’est avérée d’autant plus stimulante pour envisager l’avenir de l’imprimé.

Le succès de cet événement est aussi dû à la précieuse collaboration du Centre de design pour l’installation de l’exposition et la logistique, ainsi qu’aux intervenants de la journée d’étude :

Conférenciers
Raphaël Daudelin et Anouk Pennel, designers, Studio Feed
Alessandro Colizzi, professeur, École de design de l’UQAM
Dominique Sheffel-Dunand, York University Toronto et Programme McLuhan en culture et technologie, Université de Toronto
 
Table ronde : Éducation, recherche et création 
Daniel Canty, écrivain et artiste 
Michèle Champagne, fondatrice et designer, That New Design Smell
Raphaël Daudelin et Anouk Pennel, designers, Studio Feed
Elizabeth Laferrière, Mireille St-Pierre et Audrey Wells, Collectif Hôtel Jolicoeur
Catherine Métayer, éditrice et MA en édition, University of the Arts London
Sarah Watson, directrice, Artexte
Modération : Angela Grauerholz et Judith Poirier 
 
Table ronde : Collection et diffusion 
Corinne Gerber, directrice, Art Metropole
Élise Lassonde, responsable de collections de livres d’artistes, BAnQ
Didier Lerebours, fondateur, New Distribution House
Sarah Mitchell, libraire, librairie du CCA
Chantal T. Paris, libraire, librairie Formats
Modération : Claudia Eve Beauchesne, critique d’art contemporain et commissaire indépendante

Visite chez Charmant & Courtois : le risographe

Afin de mieux comprendre les particularités du risographe, en lien avec notre projet sur la lisibilité, nous avons rencontré Alexis Coutu-Marion, membre de l’atelier d’expérimentation visuelle Charmant & Courtois. Il nous a expliqué le fonctionnement de cette technique d’impression, qui est aussi rapide qu’un photocopieur et peu coûteuse pour des tirages moyens (entre 100 et 1000 copies). Le principe du duplicopieur est d’imprimer une seule couleur à la fois. Dans le cas d’une image possédant différentes couleurs, on doit procéder à plus d’un passage de la feuille. Le repérage est difficile, mais le léger décalage des couleurs offre des effets visuels intéressants.

Pour reproduire un document à partir d’un fichier électronique, un gabarit est découpé en creux sur un papier de riz, qui est déposé sur les parois d’un cylindre d’encre, comme une soie de sérigraphie. Après avoir imprimé une couleur sur la page, on change le cylindre et le fichier pour y superposer la deuxième couleur. On pourrait également placer le document original directement sur la vitre du risographe, comme un photocopieur traditionnel, mais le repérage dans ce cas est encore moins précis.

La gamme de couleurs du risographe diffère de la quadrichromie classique, offrant un choix de mauve, turquoise, or, jaune, rouge, rose, bourgogne, gris, noir, deux verts différents et trois variétés de bleu. L’encre utilisée sèche lentement. On privilégie donc un papier non couché et, pour de meilleurs résultats, il est conseillé de le laisser sécher pendant 24 heures entre chaque couleur.

Nous avons effectué des tests à partir des planches de Guillaume Lépine pour observer la différence de rendu avec divers types de papiers que nous avions apportés. Nous avons notamment essayé des finis lisse et vélin, plusieurs tons de blanc et une large gamme d’épaisseurs, allant de la feuille ultramince à cartonnée. Dans le cas du papier très mince, l’impression recto-verso laissait transparaître l’encre de l’autre côté, mais les superpositions de couleurs ont donné des résultats très réussis.

Comme la trame du risographe est très visible, il était également nécessaire de vérifier si elle affectait la lisibilité des signes. Certains d’entre eux, dont le dessin est plus fragile étant donné leur trait fin et leur taille réduite, devront être agrandis. La trame stochastique apporte toutefois une esthétique très intéressante au projet.

Notre choix s’est finalement porté sur le papier Rolland Opaque Lightweight pour l’intérieur du livre, qui est ultramince (70 M), lisse et blanc brillant, et dont on n’imprimera que le recto pour éviter la transparence. Pour ce qui est de la couverture, nous avons opté pour du papier Mohawk Superfine plus épais (200 M), blanc naturel et lisse. Le livre, qui aura le format d’une plaquette, comportera 6 feuilles tabloïd in-quarto, le plus grand format possible avec ce procédé.