Archives de Catégorie: 03. L’espace du livre & la manipulation

Une archive matérielle de La chose imprimée

Poursuivant le travail de conception de l’ouvrage sur le thème de l’espace, Judith Poirier et Julien Hébert en ont déterminé le design et les paramètres de réalisation. Le financement du projet étant terminé, le budget ne permet qu’un tirage très limité, éliminant l’option de l’impression offset. L’ouvrage existera seulement sous la forme d’un livre, car le procédé d’impression numérique ne permet pas de produire les 8 grandes feuilles de presse (23 x 35 pouces) projetées. Chacune de ces feuilles comportait 32 pages du livre non rognées. En plus des différentes options de pliage, le lecteur pouvait s’y orienter à l’aide des trois listes d’articles en marge, classés par thèmes, dates ou catégories.

Cette version du projet étant écartée, l’option d’exploiter différents trajets de lecture avec des onglets européens, communément appelés les
« trous de pouce », a refait surface. M. Serge Martel, président de RSP Reliure à Saint-Hubert, a accepté de réaliser ce travail malgré la fermeture imminente de son entreprise. Nous avons opté pour deux tailles d’onglets (16 et 20 mm), le plus petit permettant d’esquiver un seul cahier alors que le grand traverse les sept premiers cahiers pour mener directement aux réalisations du projet.

En termes de design, le livre comprend plusieurs renvois à l’espace Web. La 1re et la 4e de couverture présente la grille ayant servi à la mise en page du livre, reprenant ainsi la trame visuelle du site Web. Nous avons aussi choisi de commencer le livre directement par l’introduction, sans pages liminaires, comme lorsqu’on entre dans le site Web. Quant au sommaire, il chevauche l’arrière et le dos du livre, obligeant le lecteur à manipuler l’objet pour le consulter. Une jaquette grise photocopiée sur papier cartonné Domtar chez Repro-UQAM a été fixée de façon manuelle au dos des 12 exemplaires.

Vu le petit tirage du livre, nous avions envie d’explorer le nouveau phénomène d’impression sur demande. Nous avons donc réalisé une première épreuve avec Blurb, un fournisseur américain très populaire. Nous avons été impressionnés par la qualité de reproduction des images. Par contre, nous étions contraints à avoir une couverture laminée, des formats prédéterminés et un code-barres imposé sur la dernière page du livre et la 4e de couverture. Nous perdions ainsi l’espace prévu pour le colophon et l’esthétique de ces éléments ne nous plaisait pas du tout. Cet exemplaire, que nous avons recoupé au format souhaité, a toutefois permis d’ajuster notre marge intérieure, qui était trop étroite pour une reliure à dos carré collée. Cela nous obligeait à dévier légèrement du format Kindle, mais évitait que l’on doive forcer l’ouverture du livre pour le lire.

Pour le tirage final de 12 copies, nous avons rencontré Simon Dulac, directeur de Rapido Livres Books, une entreprise récemment installée à Montréal. Cet imprimeur utilise la presse Indigo chez Quadriscan qui a servi à imprimer notre ouvrage Colorimétrie. Il offre également la colle souple et très résistante PUR, que nous avions découverte chez Multi-Reliure en 2012. Contrairement à Blurb, Rapido Livres Books nous proposait de produire le livre au format de notre choix, avec une couverture non laminée et sans code-barres. Par contre, le papier Lynx étant légèrement plus grisé que celui offert chez Blurb, l’effet général des couleurs dans les images est un peu moins lumineux.

Nous voulions terminer le livre à temps pour le soumettre au concours annuel de la Société Alcuin pour l’excellence de la conception graphique du livre au Canada. Ce sprint final en aura valu la peine, car nous avons reçu une mention honorable dans la catégorie Éditions à tirage limité, ce qui nous assure une entrée au concours du plus beau livre du monde à Leipzig en 2017. Cet ouvrage vient clore l’aventure exceptionnelle qu’a été La chose imprimée durant les quatre années qui se sont écoulées depuis sa formation. À travers ce retour sur notre expérience, un recul s’impose et une réflexion a été amorcée pour imaginer une suite possible à ce projet.

Cartographier le livre

C’est dans l’essai « Rhizome », de Gilles Deleuze et Félix Guattari, que nous avons puisé les premières pistes pour aborder le troisième thème du projet, l’espace du livre & la manipulation. Les auteurs y établissent une définition du livre dans son rapport au dehors, au monde, plutôt que comme unité fermée sur elle-même. L’objet imprimé y est pensé en tant que territoire à arpenter, à cartographier, non pas en allant d’un point à un autre, mais en y dérivant par diverses lignes de fuite. Un livre fait de plateaux, écrivent-ils, ne suivrait pas une structure linéaire : sans début ni fin, il serait appréhendé par le milieu. Telle une carte, il se déploierait sur plusieurs plans. On pourrait y entrer à différents endroits, l’interpréter de toutes les manières. Que penser d’un livre qui tiendrait sur une seule page, pliable, démontable ?

Cette conception d’un livre en constante métamorphose, en devenir, rejoint celle de l’espace web, dont la forme est essentiellement modulable. Dans l’article « Figure du livre : le livre en hypermédia », paru sur le site du NT2 (Laboratoire de recherches sur les œuvres hypermédiatiques), Sandra Dubé avance que le livre à l’écran implique une « lecture en réseau », nécessairement fragmentaire puisqu’elle se limite au trajet emprunté par l’utilisateur. Contrairement au livre imprimé, objet clos dont la forme suggère une lecture continue, l’œuvre hypertextuelle est un espace ouvert redéfini au gré des parcours et des manipulations. L’essai d’Alessandro Ludovico, Post-Digital Print : The Mutation of Publishing since 1894, identifie quant à lui le lien hypertexte comme un signe distinctif de la navigation web. Si la toile est conçue, dans sa nomenclature, comme une « carte » où l’on « navigue », c’est qu’il est possible de s’y orienter à partir de plusieurs points, d’y suivre différents trajets. Cette expérience de lecture aurait pour pendant imprimé le magazine, dont l’on peut lire les articles dans un ordre indéterminé.

Notre projet étant de transposer notre site web en livre, nous nous engageons dans une démarche inversée, puisqu’il s’agit ici d’incarner l’espace virtuel dans une forme imprimée. L’intention est de conserver une archive matérielle de notre processus de recherche et de création, mais aussi de réfléchir à ces deux supports. Qu’ont-ils de spécifique, et comment peuvent-ils être réunis ? La reprise d’un média par un autre, que l’on nomme remédiatisation, a été réfléchie par David Jay Bolter et Richard Grusin dans Remediation : Understanding New Media (1999). Selon cette théorie, le média original ne peut être entièrement effacé, et le nouveau reste, d’une manière ou d’une autre, dépendant de l’ancien. Nous cherchons donc à incarner cette hybridation, à traduire le mode d’exploration propre au site web dans la matérialité du livre.

Ayant entamé avec Julien Hébert le design du projet, nous avons envisagé deux formes différentes que pourrait prendre l’ouvrage. L’une serait un bloc de papier relié, qui prendrait les mêmes dimensions que la tablette Kindle (4,5 x 6,5 pouces), en référence au livre électronique le plus populaire sur le marché. Quant à la structure de navigation, au départ, l’idée était de s’y orienter à l’aide de trous de pouce, ce qui renvoie aux codes de l’encyclopédie. Dans la même veine, Stéfanie Vermeesh, qui a travaillé à ce projet l’automne dernier, explorait aussi l’idée d’imprimer de l’information sur la tranche du livre ou de plier le coin supérieur droit de la couverture, un geste qui rappelle les habitudes de lecture et l’icône d’un fichier texte.

L’autre forme considérée serait l’ensemble des grandes feuilles de presse de ce même bloc, c’est-à-dire ses cahiers non reliés. Une fois dépliées, ces pages en imposition se trouvent dans un ordre qui est loin d’être linéaire, ce qui rend plus complexe la lecture et la manipulation de l’ouvrage. Ce désordre incite à jouer avec plusieurs types de pliages et à créer ainsi différentes associations de texte et d’images. De plus, le texte étant disposé tête-bêche, il est possible d’y faire une lecture à deux, en se positionnant de chaque côté de la grande feuille, renvoyant à une expérience collective du livre. Cette idée s’inspire de l’histoire de l’imprimé, où les dimensions se sont peu à peu réduites, allant de l’in-folio (un pli) à l’in-quarto (deux plis), puis à l’in-octavo (trois plis), etc. Ce passage progressif d’un grand à un petit format illustre la transition du livre, d’abord conçu pour être lu à voix haute dans une expérience collective, vers l’objet privé dont la lecture se déroule de façon individuelle. Le web, en tant qu’espace commun, marque un retour symbolique à ce livre de grand format initial, que nous traduisons en grande feuille dépliée, à l’image d’une carte.

Ce concept, qui nécessite un grand format de papier, nous mène vers la presse offset, car le format maximal de l’impression numérique est de plus ou moins 12 x 18 pouces. Cela nous force à réfléchir aux coûts de production de ce projet car nous entrevoyions initialement un petit nombre d’exemplaires. Nous continuons d’explorer ces pistes de création et d’apprivoiser leur possibilité de réalisation avant de fixer les paramètres de l’objet final.