Après avoir découvert l’existence de la police Fregio Mecano, nous avons contacté le coordonnateur à la Tipoteca Italiana Fondazione, le musée de l’imprimerie de Cornuda. Sandro Berra nous a envoyé des exemples de Fregio Mecano et Fregio Razional, conçues dans les années 1920 en Italie par Giulio da Milano. Ces spécimens, extraits du livre de la fonderie Nebiolo datant de 1933, avaient été réalisés avec des caractères de plomb. Il précisait qu’il n’avait jamais trouvé la version en bois dans les nombreuses imprimeries qu’il avait visitées. Selon lui, les imprimeurs n’aimaient pas vraiment les caractères modulaires, dont la manipulation était longue et complexe : « J’imagine que de composer avec de simples lettres leur rendait la vie plus facile que d’avoir à les ‘‘construire’’ avec de petits morceaux.»
Après quelques recherches, nous avons appris que le studio de design Normat, à Milan, en possédait des pièces. Federico Boriani et Valentina Bianchi nous ont expliqué qu’ils avaient eu la chance de trouver chez un collectionneur un assortiment complet de Fregio Mecano en bois, comportant environ 200 pièces. Elles étaient souvent utilisées à l’époque pour élaborer des bordures, et non des lettres. La taille des pièces varie beaucoup selon leur forme (de 6,5 à 47 picas), ce qui en fait un système laborieux à manier. Ces caractères ont vite été considérés comme inutiles et la plupart ont même fini par être brulés, si bien qu’il est devenu presque impossible de trouver des pièces originales. Présentement, Normat Studio les utilise pour réaliser des compositions abstraites qui déconstruisent la forme des lettres. « Encore un détournement », notent-ils, les polices modulaires n’ayant jamais vraiment été utilisées dans leur but d’origine par les imprimeurs.
Continuant notre enquête sur ces expériences de polices modulaires qui ont précédé notre projet, nous avons pris connaissance d’Alpha-Blox. Conçue dans les années 1960 aux États-Unis par American Typefounders (ATF), ses 23 caractères modulaires permettent de composer toutes les lettres de l’alphabet en différents styles et tailles. À Chicago, Judith Poirier a rencontré Brad Vetter, un designer qui en a créé récemment une version agrandie en bois, plus ludique, en y ajoutant des empattements. À l’aide d’un graveur laser, il a découpé 90 pièces dans du plexiglass, pour les coller ensuite recto-verso sur des blocs de bois. Au moment de l’impression, il a lui aussi choisi de réaliser des formes abstraites en couleur. Très enthousiaste vis-à-vis de son expérience, il précise néanmoins : « Si je pouvais recommencer, je pense que je ferais des caractères un peu plus petits, 6 picas au lieu de 15, pour pouvoir l’utiliser d’une façon plus fonctionnelle ».
Au moment où l’équipe de la chose imprimée continue le dessin de ses formes modulaires, ces commentaires confirment plusieurs intuitions à la base du projet, à savoir la complexité de composition, qui nécessitera la conception d’une casse sur mesure, et les possibilités de déconstruction et d’abstraction qu’offre la modularité de la police. La spécificité de notre projet sera de partir de ces fragments de lettre abstraits pour reconstruire peu à peu des lettres, des syllabes et des mots.