Archives de Catégorie: 02. La mécanique de la lecture & la lisibilité

Lancement à la librairie Formats

Le jeudi 2 octobre, nous avons été accueillis par la librairie Formats pour souligner l’aboutissement du projet La lecture des signes abstraits, une exploration visuelle. Ce lancement fut l’occasion de rassembler des amis et des collaborateurs de La chose imprimée en compagnie de l’auteure, Joséane Beaulieu-April, et du designer-artiste, Guillaume Lépine.

Guillaume avait apporté, pour l’occasion, des carnets d’esquisses et une vingtaine de planches originales. Disposées sur une table au centre de la librairie, ces explorations formelles ont permis d’exposer sa démarche et de montrer des ensembles de signes qui n’avaient pas été sélectionnés pour la publication, offrant ainsi de nouvelles pistes de lecture du processus.

Une cinquantaine de personnes se sont présentées à l’événement, qui fut l’occasion d’échanger sur la lecture et l’interprétation de signes abstraits, ainsi que sur le travail d’édition en général. Cette publication conclut un des volets du thème « La mécanique de la lecture et la lisibilité », une recherche que nous aimerions poursuivre dans le futur pour explorer d’autres facettes de ce phénomène complexe qu’est le déchiffrage d’un texte.

Une exploration visuelle mise en livre

Nous entamons présentement la production de notre livre sur le thème de la lisibilité, qui a pour titre La lecture des signes abstraits : une exploration visuelle. Alexis Coutu-Marion, de l’atelier Charmant & Courtois, s’est chargé de l’impression sur risographe. Nous avions réparti les 24 pages de manière à rassembler sur une même feuille de presse les signes de mêmes couleurs. Sur les 6 feuilles de format tabloïd à imprimer, trois ne comportaient qu’une seule couleur (deux en noir, une en bleu), alors que les trois autres combinaient plusieurs teintes : une en rouge et bleu, une en rouge, bleu et noir et enfin, une en quatre couleurs : jaune, rouge, bleu et noir. Cette dernière a apporté plus de défis en termes de repérage, car l’impression par couches de couleur engendre un décalage entre chacune d’entre elles.

Les pages intérieures ont été imprimées sur du Rolland Opaque Lightweight (70M), un papier ultramince qui combine un poids de base ultra léger (51 g/m2) et une bonne opacité. Nous avons été surpris de constater que le risographe supporte un papier aussi fin sans qu’il y ait trop de bourrages, car seulement quelques-unes sont sorties froissées. C’est Valérie Cusson, adjointe marketing des entreprises Rolland, qui nous a fait découvrir ce papier qui permet de réduire tant la masse d’un imprimé que son épaisseur. Fabriqué par le moulin Rolland à partir d’énergie biogaz, certifié FSC et ÉcoLogo, le Rolland Opaque contient 30% de fibres postconsommation désencrées sans chlore, ce qui minimise son empreinte écologique. Pour ce qui est du papier de la couverture, nous avons choisi le Rolland Opaque 200M, dont nous aimons beaucoup le fini lisse. Il n’est cependant pas idéal pour ce type d’impression où l’encre est mieux absorbée par un fini vélin. Nous avons donc gardé la densité de l’encre assez basse tout au long du processus pour qu’elle sèche sans tacher l’arrière des feuilles.

Fondée en 1882 par Jean-Baptiste Rolland, La Compagnie de papiers Rolland est la première initiative de fabrication de papiers fins au Canada. L’usine des débuts doit composer avec des moyens modestes, sans électricité ni téléphone, le transport des matières premières se faisant par train et à cheval. Son papier Superfine Linen Record Bond, qu’elle fabrique encore aujourd’hui, gagne en 1885 la médaille d’or à l’Exposition universelle d’Anvers en Belgique, puis se mérite de nouveaux prix aux expositions de Chicago en 1893 et de Paris en 1900. Une seconde manufacture située dans les environs de Sainte-Adèle est construite en 1902 pour répondre à la demande croissante de papiers fins. On y produira, après la guerre, un papier de couleur à base de fibres de bois, le Rockland, très populaire jusqu’à septembre 2008, où on a cessé de le fabriquer en raison de l’effritement des différentes utilisations qui en étaient faites. L’entreprise est vendue à Cascades en 1992, amorçant un important virage écologique, notamment par l’alimentation au biogaz. C’est le Rolland Enviro100, fabriqué à partir de 2004, qui a assuré un avenir à l’usine grâce à la conscientisation des entreprises, des gouvernements et des organismes qui ont fait le choix du papier 100% recyclé pour leurs publications. Le 1er juillet 2014, elle est revendue par Cascades et reprend le nom de Rolland, représentant la tradition du papier fin recyclé au Québec.

Une fois les pages intérieures du livre imprimées, Alexa Meffe et Guillaume Lépine ont procédé au pliage et à l’assemblage des feuillets pour les 150 exemplaires. Le texte d’introduction à la lecture des signes abstraits, écrit par Joséane Beaulieu-April, a été imprimé chez Repro-UQAM avec l’imprimante Kodak Digimaster HD, qui assure une meilleure précision et donne un fini mat au texte. Vu son emplacement sur les 2e et 3e de couverture, la lecture est interrompue par les planches de signes abstraits qui occupent l’entièreté des pages intérieures. Pour ce qui est de la reliure, l’option de coudre ou d’agrafer les feuillets a été considérée, mais nous avons privilégié l’idée d’un fil attachant les cahiers à la couverture, sans faire de trous dans le papier. Ainsi, le lecteur sera libre de défaire le livre en feuilles séparées ou de le garder intact selon sa préférence.

Visite chez Charmant & Courtois : le risographe

Afin de mieux comprendre les particularités du risographe, en lien avec notre projet sur la lisibilité, nous avons rencontré Alexis Coutu-Marion, membre de l’atelier d’expérimentation visuelle Charmant & Courtois. Il nous a expliqué le fonctionnement de cette technique d’impression, qui est aussi rapide qu’un photocopieur et peu coûteuse pour des tirages moyens (entre 100 et 1000 copies). Le principe du duplicopieur est d’imprimer une seule couleur à la fois. Dans le cas d’une image possédant différentes couleurs, on doit procéder à plus d’un passage de la feuille. Le repérage est difficile, mais le léger décalage des couleurs offre des effets visuels intéressants.

Pour reproduire un document à partir d’un fichier électronique, un gabarit est découpé en creux sur un papier de riz, qui est déposé sur les parois d’un cylindre d’encre, comme une soie de sérigraphie. Après avoir imprimé une couleur sur la page, on change le cylindre et le fichier pour y superposer la deuxième couleur. On pourrait également placer le document original directement sur la vitre du risographe, comme un photocopieur traditionnel, mais le repérage dans ce cas est encore moins précis.

La gamme de couleurs du risographe diffère de la quadrichromie classique, offrant un choix de mauve, turquoise, or, jaune, rouge, rose, bourgogne, gris, noir, deux verts différents et trois variétés de bleu. L’encre utilisée sèche lentement. On privilégie donc un papier non couché et, pour de meilleurs résultats, il est conseillé de le laisser sécher pendant 24 heures entre chaque couleur.

Nous avons effectué des tests à partir des planches de Guillaume Lépine pour observer la différence de rendu avec divers types de papiers que nous avions apportés. Nous avons notamment essayé des finis lisse et vélin, plusieurs tons de blanc et une large gamme d’épaisseurs, allant de la feuille ultramince à cartonnée. Dans le cas du papier très mince, l’impression recto-verso laissait transparaître l’encre de l’autre côté, mais les superpositions de couleurs ont donné des résultats très réussis.

Comme la trame du risographe est très visible, il était également nécessaire de vérifier si elle affectait la lisibilité des signes. Certains d’entre eux, dont le dessin est plus fragile étant donné leur trait fin et leur taille réduite, devront être agrandis. La trame stochastique apporte toutefois une esthétique très intéressante au projet.

Notre choix s’est finalement porté sur le papier Rolland Opaque Lightweight pour l’intérieur du livre, qui est ultramince (70 M), lisse et blanc brillant, et dont on n’imprimera que le recto pour éviter la transparence. Pour ce qui est de la couverture, nous avons opté pour du papier Mohawk Superfine plus épais (200 M), blanc naturel et lisse. Le livre, qui aura le format d’une plaquette, comportera 6 feuilles tabloïd in-quarto, le plus grand format possible avec ce procédé.

Variation sur les signes

Parallèlement aux explorations en cours sur les mécaniques de lecture, nous avons amorcé un second projet à la jonction des thèmes de la lisibilité et de l’abstraction. Il s’agit de variations formelles sur la structure des signes que Guillaume Lépine, étudiant en design à l’UQAM, a entamées il y a quelques années dans un cours de typographie donné par Judith Poirier. Dans ce projet expérimental, qu’il a continué avec La chose imprimée, Guillaume génère des ensembles de signes abstraits inspirés par différents alphabets. Exécutant une nouvelle forme à partir des précédentes, il produit des pages couvertes de signes qui semblent liés les uns aux autres par un même « vocabulaire » visuel (c’est-à-dire des mêmes matériaux, formes et couleurs). Ces ensembles ressemblent parfois à s’y méprendre à des systèmes de notations, des logos ou des alphabets étrangers. Ces expérimentations formelles posent des questions intéressantes sur nos capacités d’interprétation et de lecture des signes.

Afin de mieux envisager ces signes visuels problématiques (puisqu’en apparence non signifiants), nous faisons appel à une étudiante du doctorat en sémiologie, Joséane Beaulieu-April. Elle s’est mise à la lecture d’ouvrages portant sur l’écriture, les signes graphiques et la peinture abstraite. Les théories du Groupe µ, d’Umberto Eco, de Harris Roy, de Pierre Changeux et d’Arthur Danto nourrissent la réflexion sur le sens de cette recherche formelle, autant en ce qui concerne la réception que les particularités de la lecture d’une œuvre abstraite. Ces textes théoriques ne donnent pas de réponses quant à la réception concrète du projet de Guillaume, mais ils aident à mettre des mots sur le processus. L’intention est d’écrire un texte sur l’approche intuitive et systématique de l’élaboration de ces signes ainsi que sur le processus sémiotique d’interprétation d’images abstraites.

Nous cherchons actuellement une manière intéressante de transposer en livre ce qui était d’abord des planches séparées. Guillaume a proposé une sélection de ses ensembles préférés en favorisant un éventail varié. Nous travaillons à la séquence de ces planches pour montrer à la fois une certaine homogénéité dans les ensembles en contraste avec certains signes reproduits à plus grande échelle. En imaginant les différentes formes que pourraient prendre la publication, son format et la façon dont les feuilles seront reliées, nous considérons plusieurs épaisseurs, textures et densités de papier. Nous sommes particulièrement séduits par le papier très mince, sa fragilité. Il rend possible le brouillage par superposition et chevauchement ainsi que la lecture en transparence. Toujours intrigués par le risographe, un procédé d’impression par couches successives de couleurs, nous prévoyons aller rencontrer l’équipe de Charmant & Courtois qui possède l’une de ces machines. Le but est de faire des essais d’impression en différentes tailles et plusieurs couleurs pour juger si ce procédé est approprié pour le projet.

Décrypter le texte : des neurosciences au design

À l’inverse des démarches classiques d’édition, les livres de La chose imprimée sont créés dans une optique de design : le concept de l’ouvrage s’élabore avant qu’un texte soit choisi. En ce qui concerne le projet sur la mécanique de la lecture et la lisibilité, nous sommes toujours à la recherche d’un court récit qui puisse se prêter à nos jeux graphiques tout en racontant une histoire complète. Nous avons d’abord pensé à Esquisse d’un nouveau chat d’Umberto Eco, qui, par un jeu sur la répétition des mots et la circularité du texte, met en avant la matérialité du langage tout en entremêlant les regards du personnage et du lecteur. Une histoire de la lecture, d’Alberto Manguel, nous a aussi interpellés à travers ses récits d’expériences personnelles de lecture, qui construisent une complicité avec le lecteur. À partir d’extraits de ces deux ouvrages, Gabrielle Lamontagne a poursuivi ses esquisses visuelles dans une tentative de transposer graphiquement divers procédés de lecture.

En parallèle, nous avons continué à explorer notre référence de départ, Les neurones de la lecture, où nous avons découvert des mécanismes de décodage qui nous semblent intéressants à représenter graphiquement. En ce qui concerne le traitement de l’image rétinienne, nous avons appris que seule une petite région de la rétine, nommée fovéa, permet de distinguer les caractères. En raison de son étroitesse, elle ne peut capter que 7 à 9 lettres à la fois, de sorte que l’œil doit bouger par saccades très rapides pour lire. Au fur et à mesure qu’il se déplace, les caractères environnants se brouillent. Dans sa zone de perception visuelle, l’œil est moins sensible aux lettres elles-mêmes qu’aux espaces qui les séparent : il anticipe ainsi les mots suivants en repérant leur début et leur fin. Pour comprendre le sens de chaque phrase, il est nécessaire de fixer plus longtemps les mots essentiels à son contenu que les petits termes comme les auxiliaires ou les déterminants, qui sont parfois escamotés. Le processus de lecture fonctionnerait ainsi comme une suite d’aperçus du texte.

Quant à la reconnaissance des mots, le modèle du pandémonium d’Olivier Selfridge suggère que notre dictionnaire mental recèle des milliers de termes qui, à la lecture, se font concurrence à la manière de petits démons pour correspondre au groupe de lettres décrypté. Selon le modèle de McClelland et Rumelhart, le cerveau capte les principaux détails des caractères qu’il associe ensuite à des lettres pour trouver les mots qui les contiennent. À partir de cette sélection, il retiendra le terme équivalant au signe écrit. S’il s’agit d’un mot inconnu, il doit le décomposer en morphèmes (les plus petites unités de sens comme la racine, le préfixe et le suffixe) pour en déterminer la signification. Certaines analyses représentent les niveaux de lecture du mot comme un arbre où les lettres équivaudraient aux feuilles, les phonèmes (unité écrite correspondant à un son) aux petites branches, les syllabes aux branches principales et le mot entier au tronc.

Nos recherches sur la mécanique de la lecture nous ont naturellement amenés à consulter des spécialistes en neuropsychologie. Nous avons rencontré en avril 2012 la docteure Ana Inés Ansalo, professeure et chercheuse en gérontologie à l’Université de Montréal, pour mieux cerner les phénomènes et les difficultés propres au décryptage des textes. Elle travaillait alors sur les liens entre vieillissement, langage et cerveau, notamment sur les mécanismes de plasticité cérébrale et d’apprentissage d’une langue seconde chez les personnes âgées. Elle nous a présenté le modèle de Colehart, en neuropsychologie cognitive, qui décompose les processus de traitement du langage en architectures fonctionnelles. Pour décoder un mot, nous a-t-elle expliqué, le cerveau emprunte deux « routes » : soit en captant l’ensemble du mot à la façon d’une photo, soit en reconstituant la totalité du mot à partir de fragments (les lettres, puis les syllabes). À la suggestion de docteure Ansalo, nous avons par la suite contacté sa collègue Marie-Catherine Saint-Pierre, chercheuse dans le domaine des processus de lecture à l’université Laval. Elle nous a parlé de son travail clinique avec les enfants et fait découvrir deux tests évaluant les difficultés de décodage : le Test de l’Alouette (Lefavrais, 1965), texte poétique conçu pour les enfants, et Le Vol du P.C., court récit utilisé avec les adolescents. Nous avons considéré les prendre pour notre livre, mais avons finalement choisi de rechercher un texte plus simple et narratif, car nos expérimentations visuelles auraient amplifié leur difficulté de lecture initiale.

Notre intention reste de décomposer et de ralentir les processus de la lecture pour en faire une application visuelle libre et ludique. Le livre se veut dégagé de toute prétention scientifique ou pédagogique, tout en restant dans notre domaine de compétence. Nous entrevoyons une plaquette d’environ 48 pages, un petit format qui rappellerait les livres pour enfants, et considérons l’impression avec un risographe, technique que nous aimerions investiguer.

La mécanique de la lecture

Pour entamer la partie du projet sur la lisibilité, nous avons commencé par nous documenter sur le phénomène de la lecture et sur les facteurs qui déterminent la lisibilité. Nos recherches nous ont amenés à la fois du côté des classiques de la typographie (notamment The Visible Word, 1968) et de celui des recherches en neuropsychologie (entre autres Les neurones de la lecture, 2007). Ces ouvrages nous permettent de voir les liens entre le mécanisme de la lecture et les développements de la typographie, en particulier les études qui ont permis d’établir des standards, de valider des principes déjà mis au point par les typographes au fil des siècles.

Grâce à ces ouvrages, nous avons appris que la lecture implique plusieurs niveaux d’analyse qui se déroulent en une fraction de seconde, parfois simultanément. Notre projet consiste ainsi à en « ralentir » le processus afin de mieux le comprendre. En termes de design, Gabrielle Lamontagne en est présentement à tenter des applications concrètes de certains mécanismes de lecture que nous avons isolés. Nous souhaitons explorer ces phénomènes et les traduire de façon graphique.

Parmi les exemples qui nous inspirent, il y a le concept de « fenêtre mobile », soit la façon dont l’œil se déplace sur la page, repère et reconnaît ce dont il a besoin pour anticiper le mot. Selon d’autres principes, le mot serait éclaté (en lettres, en paires de lettres, en syllabes) puis reformé avant d’être reconnu. Nous nous intéressons aussi à la question de la hiérarchie visuelle, soit la façon dont l’œil repère ce qu’il cherche dans un texte, ainsi qu’au modèle du pandémonium, lequel implique la compétition, au sein des réseaux de neurones, entre des lectures divergentes.

Bref, les étapes de la lecture définissent le cadre que l’on explorera. Nous planifions rencontrer un neuropsychologue qui pourra, à partir de cas cliniques, nous lancer sur d’autres pistes ou confirmer celles que nous avons suivies. Nous sommes aussi à la recherche d’un texte dont le contenu irait de pair avec les manipulations graphiques que nous envisageons.