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ABM : le défi du numérique

La chose imprimée s’intéresse au livre dans sa matérialité, particulièrement en ce moment charnière que constitue l’apparition et le développement du livre numérique. À l’occasion de la parution de Colorimétrie chez Art, Book, Magazine à Paris, Laura Fredducci a rencontré Julie Guéguen, Jean-Luc Lemaire et Nicolas Ledoux dans leur atelier, pour en savoir plus sur les nouveaux supports de publication.

ABM est né en 2011, en réaction à l’absence de projet ambitieux dans le domaine du livre d’art numérique, alors que les tablettes et liseuses commençaient à envahir le marché. Ils se considèrent avant tout comme la version en ligne d’une bonne librairie de quartier, organisant l’offre avec un vrai travail de sélection, alors que les grosses plateformes visent plutôt à l’exhaustivité, noyant les petits projets dans la masse d’information disponible. Ils choisissent donc avant tout des projets « coup de coeur » qu’ils ont envie de porter. Ils ont par exemple découvert Colorimétrie dans un magazine de design, et le concept leur a plu : le côté analytique, et le jeu avec les données scientifiques, allait bien avec l’idée d’un support numérique. De plus, l’intérêt esthétique pour la couleur se prêtait au passage sur écran lumineux.

Pensant les contraintes du support comme un moteur de créativité, ils développent, outre des porte-folios classiques en PDF, des projets éditoriaux en HTML pour exploiter quelques possibilités ouvertes par les nouvelles technologies : orientation mobile, intégration de contenus multimédias, légende dynamique… ainsi que de nouveaux modes de circulation dans le document. Par exemple, un «chemin de fer» en bas de l’écran permet de faire défiler les pages rapidement. Sur le catalogue d’exposition Les explorateurs, les hyperliens internes rendent possible le passage d’une image à sa notice documentaire en une pression. Un de leurs projets à venir, pour la revue d’art contemporain et musique Optical Sound, sera d’intégrer des contenus enrichis, comme des vidéos ou de la musique, pour inventer de nouvelles façons d’accueillir l’interdisciplinarité au sein d’un livre.

Pour eux, l’avenir du livre numérique passe par une offre de qualité, tant en terme de contenu que de design. Leur but est donc de déblayer le terrain, pour montrer la voie aux éditeurs indépendants, qui ont du mal à se lancer dans le numérique faute de moyens, et parfois de réelle volonté. Leur projet rencontre en effet différents degrés de résistance, le numérique pouvant parfois susciter des réactions viscérales de la part de professionnels du livre qui traversent une période difficile. Mais des acteurs institutionnels plus traditionnels, comme des musées, ont parfois moins froid aux yeux que ce que l’on pourrait croire. Ils travaillent par exemple avec le Musée du Jeu de Paume, qui s’est lancé dans l’aventure et possède aujourd’hui un beau catalogue en numérique chez ABM.

Le livre numérique tel qu’ils le pensent est compatible avec le livre objet, chacun étant amené à préciser les spécificités de son médium et à en développer le potentiel. Ainsi, leur application permet de diffuser des versions alternatives de livres papier, mais aussi des ouvrages épuisés, ou des fanzines à faible circulation. Le numérique a l’avantage de passer au-delà de certaines contraintes techniques et budgétaires, comme les impressions couleur ou l’ajout de photographies, la limitation du nombre de page, etc. Par exemple, il leur arrive souvent de rajouter du contenu sur les versions numériques des oeuvres. Ils travaillent aussi à des traductions d’ouvrages, puisque les écrans dynamiques permettent de publier des livres directement en plusieurs langues. Enfin, le numérique change la temporalité de l’édition : ainsi, si le catalogue papier d’une exposition doit impérativement être publié avant le vernissage, même s’il n’est pas complet, la version numérique peut être évolutive. Le livre en ligne reste alors ouvert à des mises à jour régulières qui impliquent, par exemple, du contenu supplémentaire qui viendrait se rajouter petit à petit pendant toute la période de l’exposition.

L’application Art, Book, Magazine, gratuite, compte aujourd’hui quelque 10 000 téléchargements, même si leurs livres payants se vendent assez peu pour l’instant. Les mentalités vis-à-vis du livre numérique évoluent lentement, mais leur projet s’inscrit dans le long terme. Il est important pour eux d’occuper le terrain pour proposer des méthodes d’édition et de diffusion de qualité, qui seront capables de faire face à l’avenir. Il semble que certains publics sont plus ouverts que d’autres à expérimenter ces nouvelles pratiques : ainsi, leur «best-seller» est un numéro du magazine Livraison consacré à la typographie, dont la version papier était épuisée, et qui a su susciter l’intérêt des designers, plus technophiles et attirés par les publications avant-gardistes.

Lancement de Colorimétrie

Le jeudi 20 décembre, le Centre de design de l’Uqam nous a accueillis pour concrétiser la fin du projet Colorimétrie. Organisé à l’occasion du passage à Montréal de Nicolas Ménard, qui étudie présentement au Royal College of Art à Londres, ce lancement nous a permis de revoir nos collaborateurs du milieu des arts et du design. Des étudiants et professeurs de l’Uqam étaient aussi venus souligner l’événement, en plus des amis et des proches de l’équipe.

La salle était organisée autour de plusieurs îlots, entre lesquels les nombreux invités pouvaient circuler dans une ambiance décontractée. À l’entrée, deux exemplaires du livre était en démonstration, accompagnés de gants blancs pour manipuler l’objet. Le grand comptoir permettait l’étalage des livres disponibles, laissant aux acheteurs le soin de choisir leur couverture arrière.

La série des 4 sérigraphies, au centre de l’espace, était mise en valeur par la blancheur de la salle dépouillée, et l’éclairage focalisé. Le reste de la salle était plongé dans le noir pour permettre la projection du film, dans lequel les figures colorimétriques s’animaient.

Enfin, deux ordinateurs étaient disponibles pour laisser le public s’amuser avec une première version de l’applications interactive. Éric Renaud-Houde était présent pour faire la démonstration de ce programme, sur lequel il a collaboré avec Nicolas.

La soirée a été un grand succès, et l’enthousiasme rencontré auprès de la communauté artistique nous encourage grandement à développer les autres projets de la chose imprimée.

Options et techniques de reliure

Le livre Colorimétrie est composé de 9 cahiers de 16 pages : le premier explique le processus créatif, et les 8 autres correspondent chacun à un algorithme qui détermine une série de figures apparentées. Nous voulions une reliure qui laisse apparaître le dos des cahiers, où est inscrite la règle qui permet de dessiner les formes spécifiques à chaque cahier. Nous avons donc choisi une reliure cabriolet (cousue et sans couverture), ce qui nous a menés chez Multi-Reliure, à Shawinigan. Plus gros relieur industriel indépendant au Québec, ils proposent de nombreux services de reliure aux imprimeurs, offrant ainsi une alternative aux entreprises intégrées (imprimerie et reliure réunies). Pour Colorimétrie, nous avons dû réajuster le design du dos du livre pour nous adapter à la couseuse, en prenant en compte l’écart entre ses têtes de couture. Nous avons aussi découvert qu’elles fonctionnaient deux par deux et qu’il aurait été possible de retirer des paires de têtes pour augmenter l’écart entre les perforations. Lors de notre visite, notre livre était en train d’être relié sur une machine semi-automatique, car la relieuse munie d’un contrôle-caméra rejetait le dernier cahier, aux couvertures arrière variables. À la fin, pour renforcer la reliure, l’ajout d’une colle froide était prévu sur une fixeuse, avec un séchage à infrarouge.

À l’occasion de notre venue, Yvon Sauvageau, le directeur général, nous a offert une visite de l’ensemble de l’usine. Nous avons été impressionnées par les grands ateliers qui s’étendaient sur deux étages, avec des chaînes de production remplissant parfois toute la longueur d’une salle. Notre livre, sans couverture et à couture apparente, reste plutôt atypique dans le circuit de production de l’usine. En général, après le pliage, l’encartage et l’assemblage des cahiers (puis la couture le cas échéant), le livre peut être finalisé selon deux options : la thermoreliure ou la caisse.

La thermoreliure (reliure allemande ou perfect-bind) est un procédé de collage à chaud. Sur une longue chaine automatisée, les cahiers subissent plusieurs étapes : une caméra permet de rejeter les versions mal disposées avant d’appliquer la colle ; ensuite, les cahiers sont emboités et appuyés au fond de la couverture pour y adhérer ; puis le livre passe par un tour d’accumulation pour sécher, et subit finalement une coupe trilatérale. Après le séchage, on soumet un exemplaire au pull test pour mesurer sa résistance à l’arrachage. La colle la plus souple et résistante est la PUR (polyuréthane réactive).

La deuxième option, la reliure caisse, constitue leur spécialité : le corps du livre est emboité dans une couverture rigide. L’opération nécessite de nombreuses étapes. Pour commencer, la couverturière, au sous-sol, confectionne la couverture en assemblant un carton et du papier de reliure ou de l’entoilage. Puis l’emboiteuse (case-maker) réunit le corps du livre avec la caisse. Il est enduit de colle, puis fixé à la couverture lors du beding in : sur la chaine, le bloc ainsi assemblé subit 4 pressages, 3 à chaud et un à froid, dans le mors de la machine. Au cours de la production, on ajoute parfois des tranchefiles entre le corps et la couverture, ou des signets qui sont placés à la main. Le rounder, à la fin de la chaine, assouplit le dos du volume si la couverture est à dos rond. Il existe des dos ronds et les dos carrés, les premiers assurant une meilleure souplesse pour les volumes les plus épais. Cependant, les dos ronds produits en Amérique du Nord sont deux fois moins ronds qu’en Europe, pour des raisons de matériel technique. Enfin, les volumes ont besoin d’un temps de repos d’un minimum de 8 heures avant le transport, l’humidité pouvant affecter la reliure, particulièrement pendant les changements de saison.

Les exemplaires de Colorimétrie sont ensuite retournés à Montréal chez Quadriscan, où ils ont été numérotés à la main et mis sous cellophane pour protéger la page de couverture blanche.

Production du livre Colorimétrie

Avant de nous lancer dans la production du livre, nous nous sommes rendus à l’imprimerie Quadriscan pour rencontrer Charles Morin. Le but de cette visite était de mieux comprendre les enjeux concernant le format du livre, le choix du papier, le type d’impression et les possibilités d’alternance des cahiers.

Nous avons sélectionné un des papiers qui s’avère être un des plus dispendieux sur le marché actuellement, Mohawk Superfine, mais c’est celui qui offre à la fois le type de blanc que l’on recherchait et une qualité essentielle pour la longévité du livre. En effet, il s’agit d’un papier non couché, au PH neutre et de qualité archive : une protection est ajoutée après la fabrication du papier, pour le protéger des facteurs extérieurs.

Nous avons considéré deux procédés d’impression, numérique et offset. À cette occasion, nous en avons appris plus sur la presse Indigo. Elle fonctionne avec un procédé électromagnétique, comme toutes les presses numériques, mais utilise une encre liquide, et non pas en poudre, ce qui la rapproche d’une presse offset. Cette encre est plus permanente, ce qui nous conforte dans notre projet de réaliser un livre durable. Les tests d’impression s’étant révélés concluants, nous avons donc opté pour cette technique qui, en prime, génère moins de gâche de papier. Comme les coûts fixes sont moindres, nous avons pu choisir un petit tirage de 300 exemplaires, à raison de 150 en français et 150 en anglais. Frédéric Johnson, le pressier, nous a expliqué qu’il existait 4 courbes différentes de couleur, ajustables selon le type de papier. En jouant sur les réglages, nous avons donc opté pour un réglage offset, qui donne un rendu plus mat.

Un autre aspect important du coût de production est cette idée que nous avions eue d’alterner l’ordre des cahiers, ce qui permettait d’obtenir une variation de 8 couvertures pour le même ouvrage, amplifiant ainsi l’aspect aléatoire du projet. Malheureusement, cela impliquait un gaspillage important de papier lors de la reliure. Mais la presse numérique nous a permis de garder cette idée, sans occasionner de gâche supplémentaire. Les 300 exemplaires du livre auront donc 60 couvertures arrière différentes, chacune représentant une figure colorimétrique originale.

L’aspect aléatoire sera exploité plus largement dans les versions électroniques, c’est à dire pour l’application iPad et le film d’animation. Cette version du projet est en cours de développement. Nicolas collabore présentement avec Éric Renaud-Hood, un étudiant en computer science à l’Université McGill, qui assure la programmation.

En complément du livre, nous avons imprimé une sélection de quatre figures colorimétriques sur du papier coton de grand format (38 x 50 pouces). Chacune des figures a été produite en huit couleurs et huit exemplaires. Simon Laliberté, étudiant en design graphique, a aidé Nicolas pour l’impression en sérigraphie.

Toutes ces pièces seront présentées lors du lancement, qui aura lieu le jeudi 20 décembre à l’École de design de l’Uqam.

Colorimétrie

Pour le thème L’abstraction & le rythme des mots, une collaboration s’est mise en place avec Nicolas Ménard autour de son projet de livre Colorimétrie, supervisé par Judith Poirier. En combinant une recherche approfondie sur la couleur et un procédé aléatoire de création de formes, sa démarche s’inscrit dans la continuité de notre réflexion. Alors que la fonte modulaire en bois utilise des fragments de lettres pour produire des effets chromatiques, le projet de Nicolas opère un processus inverse, en partant de la couleur elle-même pour générer des figures abstraites.

L’idée de départ était simple : Nicolas voulait créer un livre-objet sur le thème de la couleur. Mais plutôt que d’écrire un livre didactique sur la couleur, il était intéressé par l’idée de générer du contenu visuel en utilisant la couleur. Passant la plupart de son temps devant un écran d’ordinateur, il a commencé à s’interroger sur l’outil de sélection de couleur dans le logiciel Photoshop, cherchant à savoir à quoi servent toutes ces données groupées à côté de la pastille de couleur. Cela l’a mené à approfondir ses connaissances sur cette science qu’on appelle la colorimétrie, et qui permet de définir la couleur et de la mesurer de manière précise pour différents médiums. Servant à classer les millions de couleurs perçues par l’œil humain, cette science existait avant l’arrivée des ordinateurs. En imprimerie, par exemple, on l’utilise pour reproduire des images en quadrichromie (CMJN) : c’est un des modèles colorimétriques où les quatre couleurs (cyan, magenta, jaune, noir) sont mesurées en pourcentage. Sur l’écran d’ordinateur, c’est la lumière qui compose les couleurs, ce qui donne une plus grande variété de nuances. Il existe plusieurs modèles colorimétriques pour l’écran, le standard étant le RVB, qui utilise trois couleurs de base (rouge, vert, bleu) et les traduit en valeurs de 0 à 255. Mais ce qui fascinait le plus Nicolas, c’était l’abondance de ces modèles colorimétriques, qui offraient une quantité incroyable de données pour chaque couleur. La colorimétrie est donc l’angle qu’il a choisi pour son projet de livre.

Il a commencé par analyser les différents systèmes de classement scientifique des couleurs, tels que le RVB, le L*a*b*, le TSL, et a décidé d’utiliser leurs données pour produire des formes. Comme en témoigne l’outil de sélection de couleurs des logiciels, chaque couleur peut se traduire en une quantité fascinante de chiffres. En les intégrant à de simples règles mathématiques, ils peuvent être utilisés dans un plan comme coordonnées, qu’il suffira de relier pour obtenir une forme correspondant à chaque couleur.

Les informations fournies par la colorimétrie sont donc traduites visuellement en figures colorées, à travers des règles déterminées arbitrairement. Cette démarche combine deux façons d’appréhender la couleur, l’une très technique et l’autre relevant de choix esthétiques, ce qui permet une infinité de décisions possibles. On peut en effet appliquer une même règle sur une multitude de couleurs, élaborer de nouvelles règles, ou encore modifier les variables de la forme obtenue : pleine ou creuse, droites ou courbes, taille du trait, etc. En superposant les dessins colorés qui en résultent, Nicolas a opté pour des ensembles de 8, 16, 24 et 100 figures.

La difficulté du processus consistait, dans un premier temps, à démêler les formules de conversions pour passer d’un espace colorimétrique à un autre, afin d’avoir accès au maximum de valeurs possibles pour chaque couleur ; puis, par la suite, à les transformer en codes dans l’application Processing. Atteignant là les limites de ses connaissances, Nicolas a lancé un appel à collaboration sur internet. Sal Spring, une anglaise passionnée de Processing, a accepté de l’aider à concevoir une application permettant d’automatiser la génération de formes à partir de huit règles prédéfinies.

La maquette du livre qui en résulte, imprimée à jet d’encre et reliée à la main, présente une sélection d’applications du procédé, chaque fascicule étant l’exploration des potentialités visuelles d’une règle. Le livre, qui décrit aussi le processus créatif, sera idéalement bilingue et imprimé en offset (CMJN). Pour compléter le projet, nous travaillons présentement à l’application du concept sur divers supports, qui prendraient en compte les différents systèmes de colorimétrie correspondants. Une version animée (RVB) du livre, ainsi qu’une série d’affiches imprimées en sérigraphie (PMS) sont déjà entamées. Nous envisageons aussi une application interactive pour iPad, qui développerait l’aspect aléatoire du projet en introduisant une dimension participative.