À l’inverse des démarches classiques d’édition, les livres de La chose imprimée sont créés dans une optique de design : le concept de l’ouvrage s’élabore avant qu’un texte soit choisi. En ce qui concerne le projet sur la mécanique de la lecture et la lisibilité, nous sommes toujours à la recherche d’un court récit qui puisse se prêter à nos jeux graphiques tout en racontant une histoire complète. Nous avons d’abord pensé à Esquisse d’un nouveau chat d’Umberto Eco, qui, par un jeu sur la répétition des mots et la circularité du texte, met en avant la matérialité du langage tout en entremêlant les regards du personnage et du lecteur. Une histoire de la lecture, d’Alberto Manguel, nous a aussi interpellés à travers ses récits d’expériences personnelles de lecture, qui construisent une complicité avec le lecteur. À partir d’extraits de ces deux ouvrages, Gabrielle Lamontagne a poursuivi ses esquisses visuelles dans une tentative de transposer graphiquement divers procédés de lecture.
En parallèle, nous avons continué à explorer notre référence de départ, Les neurones de la lecture, où nous avons découvert des mécanismes de décodage qui nous semblent intéressants à représenter graphiquement. En ce qui concerne le traitement de l’image rétinienne, nous avons appris que seule une petite région de la rétine, nommée fovéa, permet de distinguer les caractères. En raison de son étroitesse, elle ne peut capter que 7 à 9 lettres à la fois, de sorte que l’œil doit bouger par saccades très rapides pour lire. Au fur et à mesure qu’il se déplace, les caractères environnants se brouillent. Dans sa zone de perception visuelle, l’œil est moins sensible aux lettres elles-mêmes qu’aux espaces qui les séparent : il anticipe ainsi les mots suivants en repérant leur début et leur fin. Pour comprendre le sens de chaque phrase, il est nécessaire de fixer plus longtemps les mots essentiels à son contenu que les petits termes comme les auxiliaires ou les déterminants, qui sont parfois escamotés. Le processus de lecture fonctionnerait ainsi comme une suite d’aperçus du texte.
Quant à la reconnaissance des mots, le modèle du pandémonium d’Olivier Selfridge suggère que notre dictionnaire mental recèle des milliers de termes qui, à la lecture, se font concurrence à la manière de petits démons pour correspondre au groupe de lettres décrypté. Selon le modèle de McClelland et Rumelhart, le cerveau capte les principaux détails des caractères qu’il associe ensuite à des lettres pour trouver les mots qui les contiennent. À partir de cette sélection, il retiendra le terme équivalant au signe écrit. S’il s’agit d’un mot inconnu, il doit le décomposer en morphèmes (les plus petites unités de sens comme la racine, le préfixe et le suffixe) pour en déterminer la signification. Certaines analyses représentent les niveaux de lecture du mot comme un arbre où les lettres équivaudraient aux feuilles, les phonèmes (unité écrite correspondant à un son) aux petites branches, les syllabes aux branches principales et le mot entier au tronc.
Nos recherches sur la mécanique de la lecture nous ont naturellement amenés à consulter des spécialistes en neuropsychologie. Nous avons rencontré en avril 2012 la docteure Ana Inés Ansalo, professeure et chercheuse en gérontologie à l’Université de Montréal, pour mieux cerner les phénomènes et les difficultés propres au décryptage des textes. Elle travaillait alors sur les liens entre vieillissement, langage et cerveau, notamment sur les mécanismes de plasticité cérébrale et d’apprentissage d’une langue seconde chez les personnes âgées. Elle nous a présenté le modèle de Colehart, en neuropsychologie cognitive, qui décompose les processus de traitement du langage en architectures fonctionnelles. Pour décoder un mot, nous a-t-elle expliqué, le cerveau emprunte deux « routes » : soit en captant l’ensemble du mot à la façon d’une photo, soit en reconstituant la totalité du mot à partir de fragments (les lettres, puis les syllabes). À la suggestion de docteure Ansalo, nous avons par la suite contacté sa collègue Marie-Catherine Saint-Pierre, chercheuse dans le domaine des processus de lecture à l’université Laval. Elle nous a parlé de son travail clinique avec les enfants et fait découvrir deux tests évaluant les difficultés de décodage : le Test de l’Alouette (Lefavrais, 1965), texte poétique conçu pour les enfants, et Le Vol du P.C., court récit utilisé avec les adolescents. Nous avons considéré les prendre pour notre livre, mais avons finalement choisi de rechercher un texte plus simple et narratif, car nos expérimentations visuelles auraient amplifié leur difficulté de lecture initiale.
Notre intention reste de décomposer et de ralentir les processus de la lecture pour en faire une application visuelle libre et ludique. Le livre se veut dégagé de toute prétention scientifique ou pédagogique, tout en restant dans notre domaine de compétence. Nous entrevoyons une plaquette d’environ 48 pages, un petit format qui rappellerait les livres pour enfants, et considérons l’impression avec un risographe, technique que nous aimerions investiguer.