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Spécimens de caractères

Pour notre projet de police modulaire, nous avons consulté des catalogues de spécimens de caractères en bois (Type specimen books) à la William Colgate Collection de la Bibliothèque des livres rares de McGill. Nous nous sommes attardés sur trois ouvrages de formats et de reliures différents.

Le magnifique livre en grand format (45 × 57 cm) de Rob Kelly, American Wood Type (1964), se présente en un boîtier contenant 97 feuilles non reliées, imprimées recto seulement. D’une remarquable qualité d’impression, il regroupe 150 types de spécimens du XIXe siècle de la collection du professeur Rob Kelly, le premier à avoir tenté une classification des caractères en bois. Nous y avons observé des linéales grotesques, dont nous nous inspirons pour créer nos caractères, ainsi que des nuances dans certains détails de lettres qui diffèrent d’une police à l’autre.

Le deuxième ouvrage que nous avons regardé est un catalogue de spécimens paru en 1846 (14,5 × 22 cm) de Lovell & Gibson, un des plus vieux imprimeurs au Canada encore actif à Montréal. Il comprend deux livres reliés imprimés d’un seul côté, l’un avec des caractères typographiques, l’autre avec des ornements, dans lequel nous avons vu des notes de musique modulaires en plomb. Le second recueil se distingue par des impressions en trois couleurs et des insertions de pages plus grandes.

Le volume de la Toronto Type Foundry Company (25,5 × 35,5 cm), datant de 1897, a retenu notre attention par sa mise en pages en deux colonnes, qui, en déterminant un nombre restreint de lettres, y déploie une véritable écriture à contraintes. Auparavant, les caractères en bois étaient principalement employés dans les affiches publicitaires et la une des journaux, car ils peuvent être plus gros que leurs homologues en plomb. Inspirés de ce contexte, les mots forment des associations d’idées ludiques, puisqu’ils n’ont pas été sélectionnés en fonction d’un texte continu, mais pour afficher la forme des lettres. Ce traitement du langage et de la signifiance, plus intuitif, constitue un filon que nous voulons explorer pour l’écriture de notre livre-partition.

Le son fragmenté

Judith Poirier fait naturellement un lien entre la typographie et la musique. Il semble en effet que ces deux disciplines aient beaucoup de points communs, notamment dans le rapport entre les notes et les signes de l’alphabet et dans la manière d’agencer ces signes abstraits dans l’espace et le temps. Afin de préciser ces pistes de création qui demeurent à l’état d’intuitions, nous avons fait appel à un spécialiste de la musique. Jean-François Gauthier, claveciniste, organiste et compositeur, a accepté de rencontrer l’équipe de la Chose imprimée.

Lors de cette rencontre où nous cherchions à établir des rapports entre le langage musical et le système alphabétique, Jean-François Gauthier nous a introduits à la loi physique des sons harmoniques, faisant ainsi un lien avec notre démarche consistant à fragmenter les lettres en plus petites unités. Nous étions très enthousiastes de découvrir ces sons « invisibles » mais bien présents à l’intérieur de chaque note, qui nous ont rappelé nos fragments plutôt abstraits qui serviront à construire nos lettres. Les subtilités de la séquence des harmonies qui divisent une vibration sonore dépendent d’un rapport mathématique; de la même façon, pour la police que nous dessinons actuellement, nous en sommes à calculer les proportions et le nombre de divisions pour chaque lettre. Nous avons établi une correspondance entre les variations de taille que permettra notre système modulaire et le principe des octaves. En bref, notre rencontre avec Jean-François Gauthier, en nous éveillant sur des principes fondamentaux de la musique, a réaffirmé la prémisse de cette partie du projet : comme une note, chaque lettre constitue la représentation visuelle d’un son.

De cette considération, nous en revenons à notre intérêt pour la musique expérimentale. En effet, nous sommes inspirés par l’importance que celle-ci accorde au procédé plutôt qu’au produit, par la « physicalité » de cette musique qui devient une entité sonore sensuelle; de la même façon, avec les caractères de bois, les lettres sont sorties de leur virtualité et retrouvent leur caractère physique, voire ludique. Plus encore, en musique expérimentale comme dans le projet qui est présentement en train de prendre forme, le contexte de travail, la manière de travailler, les outils – ici, la presse typographique, l’aspect évolutif de la création, l’influence d’autres disciplines – influencent nécessairement le résultat. De la même façon que cette approche de la musique se libère d’un souci de narration et de linéarité afin d’atteindre une expérience sonore pure, nous souhaitons détacher la typographie de son aspect fonctionnel afin de créer une expérience visuelle libre, intuitive. Une des possibilités que nous envisageons est que le livre qui résultera de ce projet puisse être lu comme une partition « libre » qui laisserait au musicien une grande latitude dans l’interprétation.

 

L’alphabet en morceaux

Pour le quatrième thème de La chose imprimée, « L’abstraction & le rythme des mots », Judith Poirier a commencé la création d’une police de caractères modulaire. Dans une démarche similaire à celle qui a mené aux fontes expérimentales des années 1920 (Herbert Bayer, Joseph Albers, Kurt Schwitters, A.M. Cassandre), l’exercice est de réduire l’alphabet au plus petit nombre possible d’unités de base. Ces éléments serviront par la suite à recomposer tous les signes, d’en augmenter la taille et de jouer de manière plus abstraite avec le rythme des noirs et blancs sur la page. Éventuellement, la couleur s’ajoutera à ces explorations puisqu’une version chromatique de cette police est aussi prévue. À cet égard, la presse typographique deviendra l’instrument de composition, inspiré des expérimentations libres de H.N. Werkman, mais aussi de Notations de John Cage (1969), de Experimental Music : Cage and Beyond de Michael Nyman (1974) et de La Musique des mots de Robert Racine (1998).

Le caractère de base est de 12 picas (5 centimètres) et sera fabriqué en bois. Après avoir étudié l’incontournable livre dans ce domaine, American Wood Type, 1828–1900 (Rob Roy Kelly, 1977), Judith s’est rendue au Hamilton Wood Type & Printing Museum à Two Rivers (Wisconsin) pour rencontrer les experts des caractères de bois et discuter des possibilités de production de sa police modulaire. Arrivée durant l’événement annuel de Wayzgoose 2010, elle a rencontré de nombreux spécialistes, notamment Norb Brylski, qui a fait une démonstration du pantographe, ainsi que Georgie Liesch (la fille de Brylski) et Mardel Doubek, qui lui ont expliqué en détail les différentes étapes de fabrication. Ayant en main deux de ses lettres découpées au laser dans un bloc d’érable, elle a pu échanger avec d’autres designers qui avaient eux aussi apporté des prototypes de lettres découpées dans divers matériaux. En assistant aux conférences, elle a fait la découverte d’une autre police modulaire des années 1930, nommée Mecano, qui ressemble étrangement à ses esquisses (conférence de James Clough) et a pu en savoir davantage sur les fontes chromatiques de William Page de la fin du 19e siècle (conférence de Paul Gehl).

Pour le dessin des caractères, il faut prendre en considération l’espace blanc créé par la juxtaposition des formes de base. Des tests sur la presse typographique ont été réalisés avec des blocs de bois d’essences et de tailles différentes. Ces essais donnent un aperçu du potentiel visuel et rythmique des caractères sur la page. Le livre prendra forme ainsi, au fur et à mesure du développement de cette police modulaire et des expérimentations sur la presse. En plus d’enregistrer le processus de création, cette manière de travailler amènera aussi des jeux de hasard lors de l’assemblage des pages. S’inspirant des livres de spécimens de fontes en bois produits par les manufacturiers et imprimeurs de l’ère industrielle, des maquettes sont en cours pour déterminer le format, la grille de base et le type de reliure.