Marques d’appartenance

C’est à la Collection patrimoniale des livres anciens (BAnQ) que nous avons rencontré une spécialiste des ex-libris, Isabelle Robitaille. Nous nous intéressons à l’ex-libris (qui signifie étymologiquement « de la bibliothèque de… ») parce qu’il témoigne chez les collectionneurs d’un besoin de s’approprier les livres qu’ils possèdent en les identifiant à leur nom. Le souci esthétique dont les marques d’appartenance font preuve ajoute également une dimension attrayante aux aspects matériels du livre.

Il existe différentes catégories d’ex-libris. La marque d’appartenance manuscrite est la plus vieille et la plus courante, puisqu’elle est plus accessible et précède l’invention de l’imprimerie. L’ex-libris fut au départ l’œuvre d’enlumineurs à qui les propriétaires de livres donnaient le mandat d’exécuter leur signature. C’est pour ne pas déranger le travail des enlumineurs que la signature a pris éventuellement place sur les pages de garde. Dans plusieurs des ouvrages que nous avons observés, on retrouve l’itinéraire du livre de propriétaire en propriétaire, ou de génération en génération s’il a appartenu à une même famille.

Au Québec, l’une des plus anciennes marques d’appartenance est celle des Sulpiciens de Montréal (arrivés en Nouvelle-France à partir de 1657), puisque ce sont surtout les communautés religieuses qui détiennent les ouvrages au début de la colonie. La plupart proviennent d’Europe, car il faudra attendre 1764 pour la première imprimerie au Québec, et 1804 pour la première usine de papier. Les premiers ex-libris imprimés prendront la forme d’étiquettes typographiques, de telle sorte que dans beaucoup de livres de cette époque, on peut voir se côtoyer à la fois des marques d’appartenance manuscrite et typographique.

On voit ensuite apparaître les ex-libris armoriés dans les livres appartenant à des communautés religieuses ou à de grandes familles. Les armoiries ont leur langage propre, explique Isabelle Robitaille : les couleurs et les formes portent une signification précise, qu’une devise vient parfois compléter. Vers la fin du XVIIIe siècle et au cours du XIXe siècle, alors que la classe bourgeoise se développe, les ex-libris comprennent davantage le nom et la profession des propriétaires, ainsi que des gravures thématiques illustrant leurs intérêts. Celui de l’écrivain Thomas-Simon Gueulette, par exemple, met en scène des personnages de ses contes et de ses pièces de théâtre. Des ex-libris plus récents montrent aussi la bibliothèque du collectionneur (on les nomme Book Pile Plate).

Hormis les étiquettes typographiques, les ex-libris peuvent prendre la forme d’estampilles ou de cachets (parfois en pochoirs), de sceaux en cire ou encore d’estampilles poinçonnées. Les ex-libris des bibliothèques, qui constituent un autre lieu de passage des livres, en sont les meilleurs exemples. L’Institut canadien de Montréal (1844-1880) possède l’une des marques de provenance les plus singulières : une languette de carton imbriquée dans deux fentes pratiquées sur la page de garde. On peut retrouver sur la reliure une autre forme d’ex-libris, les monogrammes, qui consistent en un caractère alliant les principales lettres d’un nom. Nous avons également pu voir un exemple de super libris, une marque d’appartenance qui se trouve sur l’extérieur du livre. Sur la couverture et le dos d’un immense ouvrage donné par Napoléon III lors de sa visite au Québec, plusieurs « N » ainsi qu’un écusson sont gravés en or.

Les dons sont d’ailleurs souvent écrits dans des notices sur la page de garde (ex-dono) spécifiant les noms de l’ancien et du nouveau propriétaire du livre. D’autres ex-libris se veulent des instructions sous forme de poème quant à la façon de prêter l’ouvrage, ou encore des menaces adressées à une personne qui volerait le livre. C’est cependant l’acharnement à effacer les marques laissées par les anciens propriétaires du livre qui nous a surpris. Souvent, les signatures ont été rayées ou encore découpées sur la page de garde, et les super libris ont été grattés, ce qui empêche de retracer la provenance du livre.

Plusieurs collectionneurs québécois se sont constitué une véritable bibliothèque personnelle. L’abbé Verreau avait un système de classement maison qui se déclinait en numéros, en classes, en divisions et en séries. Philéas Gagnon a quant à lui publié une bibliographie regroupant tous les ouvrages canadiens de sa collection. Il s’est aussi intéressé à la question des ex-libris, puisqu’il en a fait des archives en un volume. Pour les chercheurs comme Isabelle Robitaille, cette initiative permet d’observer différentes marques de provenance, qui perdent cependant leur fonction puisqu’elles ont été enlevées du livre où elles étaient apposées.

L’intérêt pour la collection d’ex-libris s’est développé à partir du 20e siècle. Celle de Philippe Masson, qui compte 6000 marques de provenance, est numérisée à la Bibliothèque des livres rares et des collections spécialisées de l’Université McGill. L’information commence à être cataloguée dans les bibliothèques. Peu de chercheurs s’intéressent spécifiquement à cette question. Pour Isabelle Robitaille, ce champ de recherche comporte beaucoup de difficultés, puisqu’il faut sonder les livres eux-mêmes pour trouver et étudier les ex-libris. Dans le cadre de son doctorat, où elle voulait recréer la bibliothèque d’un bibliophile à partir d’ex-libris, elle a consulté plus de 50 000 livres.

C’est après des études en archéologie et en muséologie qu’Isabelle Robitaille s’est intéressée à la bibliothéconomie. Détective du livre, elle aborde les ouvrages comme des artéfacts, car elle identifie leur provenance et leur trajet d’après son étude des ex-libris. Si elle possédait une marque de provenance personnelle, il s’agirait d’une gravure en bois d’une bibliothèque. Lorsque nous l’avons questionnée sur ses préférences, elle a d’emblée répondu aimer les livres petits, au papier de chiffon mou et effiloché, les reliures dorées et les dessins qu’on peut observer sur la gouttière lorsqu’on en modifie l’inclinaison. Les sens prennent beaucoup de place dans son approche des œuvres : elle aime l’odeur du vieux papier et la texture des couvertures gaufrées ou en vélin, regrettant qu’on ne puisse les toucher qu’avec des gants. C’est cet aspect sensible, physique (sans compter l’absence d’ex-libris) de notre relation aux livres qui manque selon elle dans les versions électroniques, même si elle convient que la numérisation est un moyen de conservation très utile des œuvres.

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